vendredi 30 août 2013

Tilaï ou l’Œdipe moaga : le parler vrai d’un auteur qui s’assume.




Alors que le nouveau cinéma burkinabè se complait dans la facilité des séries et des comédies familiales à deux sous, une relecture des œuvres qui firent sa renommée (et que l’on classe hâtivement dans la catégorie « honnie » du cinéma calebasse) s’impose. Ainsi, plus de vingt ans après son succès mondial, le film Tilaï d’Idrissa Ouédraogo reste actuel par son approche esthétique et par la profondeur de son thème qui interpelle la conscience des Burkinabè.
 En 1991,  le Burkina Faso triomphait sur les écrans du  monde entier avec le film Tilaï d’Idrissa Ouédraogo. Après le  Grand Prix à Cannes en 1990, ce film venait de donner au pays hôte du Fespaco son  premier Étalon de Yenenga. Il glanait aussi une flopée de prix, récoltés dans divers festivals du monde et il était doublé  dans une dizaine de langues. De tout cela, chaque Burkinabè pouvait légitimement tirer fierté. Cependant, au milieu de cette gloire à laquelle ce pays n’est pas toujours accoutumé, un compatriote, qui venait d’achever ses études à l’étranger, émit cet avis troublant de rigorisme : «  Pour moi, les films d’Idrissa sont le type même du cinéma calebasse : ses décors ne montrent que des  sols pierreux et des cases mal foutues ; ses personnages sont physiquement dégradés et n’ont pas de prise sur leur destin ; et ses scénarios, qui racontent  toujours des histoires d’enfants, sont insipides et d’un autre temps. Bref, Idrissa ne fait que dire aux gens que le Burkina est vraiment un pays pauvre et les Burkinabè des misérables. Et ça, c’est ce que les Occidentaux aiment. »
À l’époque, le  privilège accordé à l’âge dans notre société  et l’auréole de l’Ulysse qui revenait chez lui après un long voyage m’avaient cloué le bec. Mais la frustration ne m’est pas passée et, vingt ans après, un esprit de l’escalier, aussi irrépressible que le hoquet de Léon Gontran Damas, me taraude et m’amène à répondre à cet aîné. Pour moi Tilaï est une grande œuvre, non uniquement parce qu’elle est reconnue dans le monde entier  par des professionnels du cinéma, mais surtout parce qu’il s’agit d’un film qui saisit « l’âme »  moaga et qui  questionne une communauté  traditionnelle sur ses bases, avec des résonances qui atteignent la société burkinabè dite moderne.
 Le premier reproche fait aux films d’Idrissa Ouédraogo des années 1980 – 1990  est qu’ils se déroulent dans des univers « misérabilistes », d’être un cinéma de la misère. Pour Tilaï en particulier, le décor  est la province du Yatenga au nord du Burkina Faso, précisément le village de Koumbri situé à quarante kilomètres de Ouahigouya. Ce  paysage peu généreux du sahel n’est pas loin de réduire les hommes : une steppe nue (ce pléonasme est de mise), jonchée de pierres où affleurent par endroits des touffes  d’herbe sèche. Les habitats sont des cases sans panache, reflet de la vie réelle de millions d’hommes en lutte avec la nature ingrate. C’est ce terroir suant la pénibilité qui a fait honte à mon compatriote pour qui la qualité de la photographie qui privilégie profondeur du cadrage et la beauté rustique des villages ne  relèvent que d’une esthétisation, d’une monstration  vouée à la joie superficielle des regards extérieurs compatissants, voire condescendants. Mon aîné n’a eu aucune concession pour cette « savane aux horizons purs » (Senghor) dont le travelling géant qui suit la course de Rasmané Ouédraogo est l’emblème.
 Pour moi, au contraire, il s’agit d’une façon poétique de filmer le sahel  et d’un hommage à une terre aimée et à un espace humanisé, celui d’un peuple d’où le réalisateur est issu. Idrissa Ouédraogo montre son peuple sans fard mais sans exhibitionnisme malsain ni sensiblerie pleurnicharde. Il fait du décor la première porte  d’entrée  dans la société moaga du Yatenga, avec un respect filial.
 Le deuxième reproche fait à Idrissa Ouédraogo est de s’inspirer de la vie de personnages ordinaires, qui ne sont pas des héros véritables en ce sens qu’ils subissent les événements plutôt qu’ils ne les conduisent. Ainsi, dans Yam Daabo, il est question d’une famille de paysans qui fuit la sècheresse et la famine ; dans Yaaba, une vieille femme sans ressources est mise à l’index de la communauté et taxée de sorcière ; dans Tilaï, un quadragénaire est réduit au célibat par la volonté d’un père qui entend jouir de toutes les nourritures terrestres en vertu de l’âge. Bref, il faut reconnaître qu’il s’agit rarement de personnages positifs, susceptibles de porter des solutions dans une Afrique en proie aux contraintes du sous-développement. Très souvent, les hardes qui constituent les costumes des personnages, voire leur nudité (l’héroïne de Yaaba est torse nu), ne sont pas loin de les renvoyer à des âges préhistoriques. Choses qui, une fois de plus, ont suscité le déshonneur chez mon aîné, cet Africain si moderne...
 Dans la réalité, on ne peut pas appréhender les personnages  d’Idrissa Ouédraogo si on ne les situe pas dans l’histoire, tant ceux-ci sont en phase avec leur époque. Mieux, ils transcendent les lieux et les époques par leur vérité et constituent des marques d’une Afrique aux facettes multiples. Au milieu des années 1970, Joseph Ki-Zerbo disait qu’effectuer  un voyage de cinquante kilomètres hors de Ouagadougou, revenait à faire  un retour en arrière d’autant d’années. Depuis, le fossé ne semble pas s’être réduit…
    Aussi ces personnages, a priori cassés, sont-ils en réalité des témoins reconnus par les premiers destinataires des films d’Idrissa Ouédraogo. Cela, dans leur réalité d’une part et d’autre part à travers  les expériences humaines vécues, qu’il s’agisse de changements climatiques défavorables ou d’exclusion des plus faibles dans un univers ou la lutte pour la survie est atroce.
         Tilaï a été comparé à une tragédie grecque, acquérant de ce fait une portée universelle. Mais on oublie très souvent que c’est son ancrage dans le terroir moaga qui est le fondement de ce retentissement mondial. Rappel de l’histoire: le colporteur Saaga revient chez lui après des mois d’absence. Il apprend, consterné, que Nongma qui fut sa fiancée est devenue  l’épouse de son père, c’est-à-dire sa « mère » dans la conception  moaga. Face à ce qu’il considère comme une trahison, Saaga répond par « l’inceste » en entretenant des relations coupables avec Nongma. Le secret est vite éventé et Saaga est condamné à mourir de la main de son jeune frère, Kugri. Mais ce dernier réussit à duper la communauté en faisant croire à la mort de son aîné. Saaga s’exile chez sa tante Booré, dans une autre contrée où il est bientôt rejoint par Nongma. Les deux amoureux peuvent alors vivre leur amour au grand jour, jusqu’à l’annonce du décès  de la mère de Saaga. Décidé de rendre un ultime hommage à celle qui lui a donné le jour, Saaga provoque la triangulaire  et fatale rencontre du père et des deux frères.

Qu’on ne s’y trompe pas. Les questions d’honneur  archétypales et les rigueurs d’un destin imposé auxquels on réduit souvent ce film sont avant tout des questions proprement moose. Idrissa Ouédraogo met en cause le patriarcat moaga qui donne au père droit de vie et de mort sur ses enfants : le fils (Saaga) est banni (ce qui constitue une mort sociale) avant d’être exécuté (mort physique) ; la femme (Nongma, « aime-moi » en mooré), elle, n’est qu’un bien qui passe d’une famille d’hommes à une autre famille d’hommes. Elle est en priorité réservée aux vieillards qui la cèdent aux jeunes volontairement, mais en général ceux-ci en héritent après la mort de leur père. C’est ainsi que Kugri fait remarquer à Saaga que le père est dans son droit d’épouser  Nongma et conseille à son aîné aux cheveux grisonnants d’attendre la mort du patriarche.
De ce fait, il est clair que  l’individualité, qui peut conduire à opérer  des choix de vie personnels  est perçue comme un danger pour la communauté. Celle-ci est régie par une gérontocratie qui est le fondement même du pouvoir politique, car  le naaba (le chef traditionnel moaga) est aussi perçu comme étant le père.  En maintenant dans l’infantilisme des hommes mûrs, les vieillards perpétuent une dictature du silence incarnée par le visage en lame de couteau d’un père à la parole brève.
Dans ce contexte, la révolte de Saaga est un acte éminemment politique. En ravissant la femme du père, le héros ébranle le fondement de la société. Il doit donc mourir et  sa mort contribue  à ramener la paix et l’ordre ancestral au sein de la tribu. Ce Créon joue son rôle de prince, légitimé par une tradition qui n’offre pas de place aux Antigones. Le mot « Tilaï », qui donne le titre du film, rend d’ailleurs parfaitement compte d’une réalité quasiment intraduisible en français. A la rigueur, on peut la rapprocher à la nécessité  des philosophes : ce qui ne peut pas être autrement. Tilaï est en ce sens l’Œdipe-roi des Moose.

Jusqu’à ce jour, Idrissa Ouédraogo a consacré un seul long métrage de fiction à la problématique  du pouvoir. Il s’agit de La Colère des dieux où la confiscation du savoir-pouvoir et de la femme par les anciens est clairement posée. Il est symptomatique que ce soit vers le Moogo précolonial qu’il se soit tourné. Le sphinx éludé au long de tant de films apparaît enfin clairement dans  ce dernier  long métrage. La métaphore est claire : cette conception du pouvoir contamine la vie moderne et se loge au cœur même du pouvoir républicain.
Dans la galerie des sans-pouvoirs, la problématique de la femme tient une place de choix. En y touchant par de petits bouts teintés d’humour, Idrissa Ouédraogo fait de la composante féminine, non plus un simple objet de désir et de convoitise, mais l’actrice révolutionnaire d’une communauté gagnée par l’immobilisme. Quand  Nongma refuse le mariage forcé, aidée de sa sœur et de la mère de son amant (sa « coépouse »), elle subvertit et ridiculise un pouvoir inique, jusque dans ses fondements. Pour la réussite de cette quête, le scénario crée un type de personnage qui ne peut pas exister dans la société moaga : la tante Booré. Pour un Moaga, si elle est pugdba (la puînée du père), elle est forcément aux côtés du pouvoir patriarcal qu’elle ne saurait trahir en aucun cas : aider Saaga serait être complice de l’enlèvement de sa belle-sœur. Si elle est mabila (dans le sens de la sœur de la mère), elle est elle-même assujettie à un mari et, étrangère dans une autre famille, elle ne peut se permettre d’accueillir et d’installer d’autres  étrangers (Saaga et sa « femme » en l’occurrence) sur un espace où elle n’a nul droit. L’invention de ce personnage, plus qu’une pirouette destinée à faire avancer l’histoire est, à mon sens, le grain de folie et de liberté du créateur. C’est le pas de côté effectué pour dire que les choses peuvent se faire autrement.
Au vu de ces indices, affirmer que Tilaï est un film fait pour satisfaire une curiosité exotique est donc une erreur. Ce n’est pas non plus un spécimen du « cinéma calebasse » misérabiliste qui ressasse les questions éternelles d’un peuple  qui « n’est pas complètement rentré dans l’histoire ». Cette œuvre est la parole individuelle d’un auteur pleinement ancré dans son peuple mais qui fait preuve de distanciation par une vision extrêmement critique et qui utilise parfois le détour de l’humour.
Ainsi, vingt ans après, les choix esthétiques des films qu’Idrissa Ouédraogo a réalisés dans les années 80 et 90 restent d’actualité parce que cet auteur a osé poser un regard interrogateur sur son peuple. C’est par là qu’il atteint une dimension mondiale. Il faut alors, au-delà des gesticulations et des incantations négatives sur le «cinéma calebasse », opérer  une lecture apaisée de notre cinématographie. Le mépris qui  sourd de cette appellation (la fragilité de la calebasse s’opposant à la permanence de la cathédrale par exemple) vient d’ailleurs – et forcément ! – d’un européocentriste assumé.
Cette  vision empreinte de respect d’un Idrissa Ouédraogo, Gaston Kaboré ou Nissi Joanny Traoré (pour ne citer que quelques-uns)  est aujourd’hui mise au rebut. Certaines œuvres burkinabè récentes, si elles sont populaires, sont à mille lieues de la profondeur de films comme Wend Kuuni de Gaston Kaboré ou  Paweogo de Kollo Sanou.
Les réalisateurs de la nouvelle génération du cinéma burkinabè donne dans le commercial. Certains font même la course à la quantité, garantie par la vidéo et sponsorisés par des institutions et des mécènes dont ils sont les relais publicitaires. Leurs discours ainsi édulcorés ne reflètent que leur refus de revendiquer une parole authentique. S’ils veulent prétendre au titre d’auteur, ces  réalisateurs doivent prendre en compte certaines vérités de base : raconter une histoire n’est pas juste une question de décors « cleans » filmés avec des éclairages proches du spot publicitaire ; de montages linéaires ou recourant juste à des gadgets super modernes ou à des exhibitions de  personnages falots qui se désignaient à l’époque coloniale comme étant des « évolués » et que le français populaire ivoirien actuel dit qu’íls sont « devant » ou « chocos ». Ils doivent aller au-delà de la volubilité et des gargarismes  tenant lieu de dialogues dans leurs films, du refus de construire des scénarios avec des  personnages à la psychologie complexe et de diriger leurs acteurs dans l’optique d’une pensée métaphorique, de l’addiction aux images sans profondeur et aux clichés dont ils abreuvent le public. Bref, tout ce fatras de facilités des films alimentaires qui n’amène pas les Burkinabè à s’interroger, mais qui sont destinés à abrutir une nouvelle  classe moyenne  au snobisme avéré. La pensée conservatrice que le talent –  aussi –  s’achète, est la matrice de ces navets qui sonnent le glas du cinéma burkinabè.
  Mais, si mon aîné est resté cinéphile, je suis sûr qu’il est revenu sur sa position et qu’il s’est depuis rendu compte, avant la fin des rires gras que provoque cette misère du cinéma, que nous ne faisons plus de films de la trempe de Tilaï.

Sid-Lamine SALOUKA

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