Si la civilisation occidentale se
caractérise, dans son ensemble, par l’écriture, celle de l’Afrique se définit,
a priori, par l’oralité. Non pas que l’Afrique n’a pas du tout inventé ou connu
l’écriture – l’histoire nous révèle de toute évidence des formes d’écritures
anciennes d’obédience africaine. C’est certainement parce que l’écriture ne fut
pas une pratique courante en Afrique. Le véhicule principal des savoirs
africains a longtemps été l’oralité.
Cette
oralité avait valeur d’écriture dans le sens où elle se démarquait de la parole
populaire et était confiée aux griots. L’organisation de la société
traditionnelle africaine reposait sur des clans qui étaient reconnus par le
type d’activité fondamentale que chaque groupe menait. Ainsi, les forgerons
s’occupaient du travail du fer, les chasseurs, de la chasse, les potiers, des
ustensiles, les griots de la parole et de la musique, etc.
Le
rôle des griots est alors d’être la mémoire de leur société, le gardien des
identités, la bibliothèque où se conservaient les belles pages de l’histoire
des sociétés africaines en générale.
Le
choc des cultures né notamment de la rencontre guerrière entre l’Afrique et
l’Occident, au moment même où se constituaient les nations africaines, a
profondément déstabilisé l’équilibre politique et organisationnel du continent
noir, au point de remettre en cause les fondements identitaires des populations
africaines.
Il fallut alors s’adapter aux nouvelles
exigences de la culture dominante pour ne pas périr. Et justement pour ne pas
périr culturellement, il a fallu procéder par des détours artistiques pour
donner une seconde vie à la culture africaine à l’intérieur même des modèles
occidentaux.
Il
nous semble que c’est que Sotigui Kouyaté a réussi à faire avec brio, au sujet
de la parole africaine dont il était dépositaire, en tant que griot. De la
scène de théâtre à l’écran cinématographique, il a su couler la sève de
l’oralité africaine dans le moule des modes d’expressions théâtrale et
cinématographique. En recontextualisant la narration africaine au cinéma, il a
surtout donné à ce mode d’expression en Afrique une couleur locale et une
dimension historique qui appelle à reconsidérer les notions d’unicité et de
pluralité du cinéma africain.
De la recontextualisation de la narration
africaine au cinéma
Il convient de
préciser ce que nous entendons par narration africaine. L’Afrique est
indéniablement plurielle. Du nord au sud, d’est en ouest, autant les paysages
sont diversifiés, autant les pratiques humaines sont variées. Cependant,
nonobstant cette variété géographique, linguistique et culturelle, il existe en
Afrique des entités qui transgressent les frontières étatiques, du fait de la
culture et du fait de l’histoire contemporaine.
C’est le cas
de l’Afrique de l’ouest francophone dont les Etats constitutifs partagent
l’amère expérience de l’occupation coloniale. En dépit de la pluralité des
Etats qui composent cette partie de l’Afrique, de la diversité linguistique que
l’on y observe, l’Afrique subsaharienne francophone au-delà même de
l’expérience coloniale partage, au fond, un certain nombre de pratiques
sociales qui autorisent qu’on la considère comme une entité culturelle et
géopolitique. Au nombre de ces pratiques figurent le « griotisme »
avec en toile de fond une façon de narrer dont les maîtres sont incontestablement
les griots.
La narration
africaine, dans ce sens, apparaît comme étant l’ensemble des manières plus ou
moins propres à cette partie du continent africain de se raconter, d’user de la
parole solennelle pour exprimer son rapport au monde. Cette particularité
expressive reconnue sous le vocable de palabre africaine se caractérise
notamment par l’allusif, l’allégorie, les proverbes, le rappel généalogique, le
« dosomana[1] », l’humour, le rire,
le chant…et toutes les autres formes de langage relevant de la cosmogonie
africaine, et donc foncièrement contextuelles, qui viennent en appui à la
pratique verbale.
Le passage de
ce mode de narration dans le code cinématographique a non seulement participé à
la définition du profil spécifique du cinéma africain, mais il a aussi permis
de revêtir le dialogue cinématographique africain d’une dimension esthétique. A
cet égard l’apport de Sotigui Kouyaté nous semble d’une importance capitale.
Sotigui Kouyaté est l’incarnation de la parole griotique dans le cinéma africain. Par sa présence à l’écran, il a
conféré à la pratique cinématographique africaine une dimension historique où
le verbe est à la fois mémoire du passé et créateur de l’avenir.
Que ce soit
dans F.V.V.A. de Moustapha Alassane
où il fit ses premiers pas au cinéma en 1972, ou dans Jours de tourmente de Paul Zoumbara en 1983, ou encore dans Wendemi de Pierre Yameogo en 1993, et
surtout dans La Genèse de Cheikh
Oumar Sissoko en 1999, tout comme dans les films réalisés par son fils Dani
Kouyaté, notamment Kéita !
l’héritage du griot en 1995 et Sia,
le rêve du python, en 2001, Sotigui Kouyaté confère à la parole une densité
poétique et une élégance qui captive l’interlocuteur et même le spectateur par
son ancrage dans le passé et son ouverture sur le futur. Sotigui Kouyaté est
incontestablement celui qui a réussi à concilier tradition et modernité en
Afrique en transposant le rôle du griot traditionnel dans le code moderne de la
cinématographie. Il a ainsi assujetti l’image à la parole en élevant la parole
au rang de l’image à travers l’exploitation de la beauté imagée du verbe
africain. Cette esthétique griotique
transcende les frontières arbitraires érigées par la colonisation et appelle à
reconsidérer le charcutage tous azimuts des cinémas africains au nom d’une
nationalisation qui répond davantage à une certaine politique de balkanisation
du continent à des fins inavouables.
De l’unicité et de la pluralité du cinéma
africain
Certes, il
existe plusieurs Etats africains francophones. Dix sept d’entre eux commémorent
en cette année 2010 le cinquantenaire de leur accession à l’indépendance. Ces
Etats africains ont connu au fil de leur histoire des expériences politiques
différentes que réfractent peu ou prou leur différente cinématographie. Ainsi
est-on amené à parler de cinéma burkinabè, de
cinéma sénégalais, de cinéma ivoirien, de cinéma malien, béninois,
togolais, etc.
Cette
considération des cinématographies nationales est sans doute un camouflet à la
conception coloniale d’une Afrique unitaire et simpliste répondant du nord au
sud et d’est en ouest aux stéréotypes occidentaux qui gomment toutes différences
sur le continent. Ces essentialités ont en effet prôner une image erronée des
cultures africaines, faisant de l’homme noir un être immuable confiné dans une
tradition qui serait insensible au temps et à la rencontre des cultures. On a
ainsi volontairement fait table rase des différences en érigeant un modèle
africain qui correspond le mieux au schéma occidental, le moule dans lequel on
voudrait couler le Noir. C’est dans cette perspective de la remise en cause
d’une essence noire que la notion de cinéma d’Afrique noire francophone au pluriel
prend tout son sens et se justifie pleinement.
Cependant, il
nous semble qu’il faille de nos jours apporter un bémol à cette conception
plurielle du cinéma africain qui repose sur le principe de la nationalité.
D’abord parce que la notion même de nation est encore discutable en Afrique de
l’ouest francophone. Les frontières étatiques forgées par la colonisation enfreignent
considérablement aux réalités culturelles et linguistiques de ces Etats.
Ensuite, du point de vue esthétique, le critère de la nationalité ne nous
semble pas encore substantiel pour définir le profil d’un cinéma national. Les
variables géographiques, évènementiels et parfois linguistiques nous paraissent
des épiphénomènes qui s’abreuvent à une même source qui est la réalité culturelle
profonde de cette partie de l’Afrique. Nombreux sont en effet les films de
Sembène Ousmane, de Dani Kouyaté, d’Abderrahmane Sissako et même de Med Hondo,
notamment Sarraounia, qui ne peuvent
ni sur le plan esthétique, ni sur le plan linguistique et encore moins sur le
plan thématique être contenu dans l’espace d’un seul Etat-nation. Ces films
représentent les réalités culturelles d’une Afrique de l’ouest francophone et
ne trouvent leur consistance que dans l’unicité culturelle de cette partie du
continent au-delà des différences apparentes. Et là qu’il soit compris que nous
ne parlons pas de la transcendance de l’art en général qui a pour principe de
traverser le temps et les frontières.
C’est cette
unicité culturelle de l’Afrique de l’ouest francophone qu’incarne à la fois la
personne et le personnage de Sotigui Kouyaté. Descendant d’une longue lignée de
griot d’origine guinéenne, Sotigui Kouyaté est né à Bamoko au Mali le 19
juillet 1936. Il est de nationalité burkinabè (Burkina Faso), pays de son adoption
où il a évolué en tant que footballeur, artiste musicien, comédien de théâtre
et de cinéma. Guinéen, malien et Burkinabè, la complexité de l’état civile de
Sotigui Kouyaté est en soi une remise en cause de l’arbitraire des frontières
qui séparent ces trois pays. Cette triple appartenance de la personne de
Sotigui Kouyaté se reflète également dans son personnage filmique qui
transcende les limites de chacun de ces Etats. Kéita ! l’héritage du griot, par exemple, est un film
burkinabè dont l’histoire et l’esthétique puisent leur substance à la
confluence du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée.
En somme,
Sotigui Kouyaté recontextualise la narration africaine dans le code
cinématographique en conférant à ce dernier un profil africain où l’oralité
trouve une nouvelle forme d’existence. La dimension griotique
de sa narration transcende le cadre des Etats et appelle à reconsidérer la
problématique des cinémas nationaux. En effet si les essentialités relatives à
l’Afrique relèvent d’une méconnaissance du continent et le plus souvent d’une
volonté manifeste de servir l’entreprise coloniale, il importe de faire
remarquer également que la balkanisation à outrance du continent noir peut tout
aussi relever d’une méconnaissance de cette partie de l’Afrique sinon d’une
volonté de servir l’entreprise néo-coloniale. Dans tous les cas cela ne nous
paraît pas innocent.
Dr
Justin Ouoro
Université
de Ouagadougou
[1] Le « dosomana »
est un mot bambara qui désigne une pratique langagière consistant à dire les
hauts faits d’un chasseur défunt en vue du repos de son âme.