Alors que le nouveau cinéma
burkinabè se complait dans la facilité des séries et des comédies familiales à
deux sous, une relecture des œuvres qui firent sa renommée (et que l’on classe
hâtivement dans la catégorie « honnie » du cinéma calebasse)
s’impose. Ainsi, plus de vingt ans après son succès mondial, le film Tilaï d’Idrissa Ouédraogo
reste actuel par son approche esthétique et par la profondeur de son thème qui
interpelle la conscience des Burkinabè.
En
1991, le Burkina Faso triomphait sur les
écrans du monde entier avec le film Tilaï
d’Idrissa Ouédraogo. Après le Grand Prix
à Cannes en 1990, ce film venait de donner au pays hôte du Fespaco son premier Étalon de Yenenga. Il glanait aussi
une flopée de prix, récoltés dans divers festivals du monde et il était doublé dans une dizaine de langues. De tout cela,
chaque Burkinabè pouvait légitimement tirer fierté. Cependant, au milieu de
cette gloire à laquelle ce pays n’est pas toujours accoutumé, un compatriote,
qui venait d’achever ses études à l’étranger, émit cet avis troublant de
rigorisme : « Pour moi,
les films d’Idrissa sont le type même du cinéma calebasse : ses décors ne
montrent que des sols pierreux et des
cases mal foutues ; ses personnages sont physiquement dégradés et n’ont
pas de prise sur leur destin ; et ses scénarios, qui racontent toujours des histoires d’enfants, sont
insipides et d’un autre temps. Bref, Idrissa ne fait que dire aux gens que le
Burkina est vraiment un pays pauvre et les Burkinabè des misérables. Et ça,
c’est ce que les Occidentaux aiment. »
À l’époque, le privilège accordé à l’âge dans notre
société et l’auréole de l’Ulysse qui
revenait chez lui après un long voyage m’avaient cloué le bec. Mais la frustration
ne m’est pas passée et, vingt ans après, un esprit de l’escalier, aussi
irrépressible que le hoquet de Léon Gontran Damas, me taraude et m’amène à
répondre à cet aîné. Pour moi Tilaï est une grande œuvre, non
uniquement parce qu’elle est reconnue dans le monde entier par des professionnels du cinéma, mais
surtout parce qu’il s’agit d’un film qui saisit « l’âme » moaga et qui
questionne une communauté
traditionnelle sur ses bases, avec des résonances qui atteignent la
société burkinabè dite moderne.
Le premier reproche fait aux films d’Idrissa
Ouédraogo des années 1980 – 1990 est
qu’ils se déroulent dans des univers « misérabilistes », d’être un
cinéma de la misère. Pour Tilaï en particulier, le décor est la province du Yatenga au nord du Burkina
Faso, précisément le village de Koumbri situé à quarante kilomètres de
Ouahigouya. Ce paysage peu généreux du
sahel n’est pas loin de réduire les hommes : une steppe nue (ce pléonasme
est de mise), jonchée de pierres où affleurent par endroits des touffes d’herbe sèche. Les habitats sont des cases
sans panache, reflet de la vie réelle de millions d’hommes en lutte avec la
nature ingrate. C’est ce terroir suant la pénibilité qui a fait honte à mon
compatriote pour qui la qualité de la photographie qui privilégie profondeur du
cadrage et la beauté rustique des villages ne relèvent que d’une esthétisation, d’une
monstration vouée à la joie
superficielle des regards extérieurs compatissants, voire condescendants. Mon
aîné n’a eu aucune concession pour cette « savane aux horizons purs »
(Senghor) dont le travelling géant qui suit la course de Rasmané Ouédraogo est
l’emblème.
Pour moi, au contraire, il s’agit d’une façon
poétique de filmer le sahel et d’un
hommage à une terre aimée et à un espace humanisé, celui d’un peuple d’où le
réalisateur est issu. Idrissa Ouédraogo montre son peuple sans fard mais sans
exhibitionnisme malsain ni sensiblerie pleurnicharde. Il fait du décor la
première porte d’entrée dans la société moaga du Yatenga, avec un
respect filial.
Le deuxième reproche fait à Idrissa Ouédraogo
est de s’inspirer de la vie de personnages ordinaires, qui ne sont pas des
héros véritables en ce sens qu’ils subissent les événements plutôt qu’ils ne les
conduisent. Ainsi, dans Yam Daabo, il est question d’une
famille de paysans qui fuit la sècheresse et la famine ; dans Yaaba,
une vieille femme sans ressources est mise à l’index de la communauté et taxée
de sorcière ; dans Tilaï, un quadragénaire est réduit
au célibat par la volonté d’un père qui entend jouir de toutes les nourritures
terrestres en vertu de l’âge. Bref, il faut reconnaître qu’il s’agit rarement
de personnages positifs, susceptibles de porter des solutions dans une Afrique
en proie aux contraintes du sous-développement. Très souvent, les hardes qui
constituent les costumes des personnages, voire leur nudité (l’héroïne de Yaaba
est torse nu), ne sont pas loin de les renvoyer à des âges préhistoriques.
Choses qui, une fois de plus, ont suscité le déshonneur chez mon aîné, cet
Africain si moderne...
Dans la réalité, on ne peut pas appréhender
les personnages d’Idrissa Ouédraogo si
on ne les situe pas dans l’histoire, tant ceux-ci sont en phase avec leur
époque. Mieux, ils transcendent les lieux et les époques par leur vérité et
constituent des marques d’une Afrique aux facettes multiples. Au milieu des
années 1970, Joseph Ki-Zerbo disait qu’effectuer un voyage de cinquante kilomètres hors de
Ouagadougou, revenait à faire un retour
en arrière d’autant d’années. Depuis, le fossé ne semble pas s’être réduit…
Aussi ces personnages, a priori cassés, sont-ils en réalité des témoins
reconnus par les premiers destinataires des films d’Idrissa Ouédraogo. Cela,
dans leur réalité d’une part et d’autre part à travers les expériences humaines vécues, qu’il
s’agisse de changements climatiques défavorables ou d’exclusion des plus
faibles dans un univers ou la lutte pour la survie est atroce.
Tilaï a été comparé à une tragédie grecque,
acquérant de ce fait une portée universelle. Mais on oublie très souvent que
c’est son ancrage dans le terroir moaga qui est le fondement de ce
retentissement mondial. Rappel de l’histoire: le colporteur Saaga revient chez
lui après des mois d’absence. Il apprend, consterné, que Nongma qui fut sa
fiancée est devenue l’épouse de son
père, c’est-à-dire sa « mère » dans la conception moaga. Face à ce qu’il considère comme une
trahison, Saaga répond par « l’inceste » en entretenant des relations
coupables avec Nongma. Le secret est vite éventé et Saaga est condamné à mourir
de la main de son jeune frère, Kugri. Mais ce dernier réussit à duper la
communauté en faisant croire à la mort de son aîné. Saaga s’exile chez sa tante
Booré, dans une autre contrée où il est bientôt rejoint par Nongma. Les deux
amoureux peuvent alors vivre leur amour au grand jour, jusqu’à l’annonce du
décès de la mère de Saaga. Décidé de
rendre un ultime hommage à celle qui lui a donné le jour, Saaga provoque la triangulaire et fatale rencontre du père et des deux frères.
Qu’on ne s’y trompe pas. Les questions
d’honneur archétypales et les rigueurs
d’un destin imposé auxquels on réduit souvent ce film sont avant tout des
questions proprement moose. Idrissa Ouédraogo met en cause le patriarcat moaga qui
donne au père droit de vie et de mort sur ses enfants : le fils (Saaga)
est banni (ce qui constitue une mort sociale) avant d’être exécuté (mort
physique) ; la femme (Nongma, « aime-moi » en mooré), elle, n’est
qu’un bien qui passe d’une famille d’hommes à une autre famille d’hommes. Elle
est en priorité réservée aux vieillards qui la cèdent aux jeunes volontairement,
mais en général ceux-ci en héritent après la mort de leur père. C’est ainsi que
Kugri fait remarquer à Saaga que le père est dans son droit d’épouser Nongma et conseille à son aîné aux cheveux
grisonnants d’attendre la mort du patriarche.
De ce fait, il est clair que l’individualité, qui peut conduire à opérer des choix de vie personnels est perçue comme un danger pour la communauté.
Celle-ci est régie par une gérontocratie qui est le fondement même du pouvoir
politique, car le naaba (le chef
traditionnel moaga) est aussi perçu comme étant le père. En maintenant dans l’infantilisme des hommes
mûrs, les vieillards perpétuent une dictature du silence incarnée par le visage
en lame de couteau d’un père à la parole brève.
Dans ce contexte, la révolte de Saaga
est un acte éminemment politique. En ravissant la femme du père, le héros
ébranle le fondement de la société. Il doit donc mourir et sa mort contribue à ramener la paix et l’ordre ancestral au
sein de la tribu. Ce Créon joue son rôle de prince, légitimé par une tradition
qui n’offre pas de place aux Antigones. Le mot « Tilaï », qui donne le
titre du film, rend d’ailleurs parfaitement compte d’une réalité quasiment
intraduisible en français. A la rigueur, on peut la rapprocher à la nécessité des philosophes : ce qui ne peut pas
être autrement. Tilaï est en ce sens l’Œdipe-roi des Moose.
Jusqu’à ce jour, Idrissa Ouédraogo a
consacré un seul long métrage de fiction à la problématique du pouvoir. Il s’agit de La Colère des dieux où la
confiscation du savoir-pouvoir et de la femme par les anciens est clairement
posée. Il est symptomatique que ce soit vers le Moogo précolonial qu’il se soit
tourné. Le sphinx éludé au long de tant de films apparaît enfin clairement dans ce dernier
long métrage. La métaphore est claire : cette conception du pouvoir
contamine la vie moderne et se loge au cœur même du pouvoir républicain.
Dans la galerie des sans-pouvoirs, la
problématique de la femme tient une place de choix. En y touchant par de petits
bouts teintés d’humour, Idrissa Ouédraogo fait de la composante féminine, non
plus un simple objet de désir et de convoitise, mais l’actrice révolutionnaire
d’une communauté gagnée par l’immobilisme. Quand Nongma refuse le mariage forcé, aidée de sa
sœur et de la mère de son amant (sa « coépouse »), elle subvertit et
ridiculise un pouvoir inique, jusque dans ses fondements. Pour la réussite de
cette quête, le scénario crée un type de personnage qui ne peut pas exister
dans la société moaga : la tante Booré. Pour un Moaga, si elle est pugdba (la puînée du père), elle est
forcément aux côtés du pouvoir patriarcal qu’elle ne saurait trahir en aucun
cas : aider Saaga serait être complice de l’enlèvement de sa belle-sœur.
Si elle est mabila (dans le sens de
la sœur de la mère), elle est elle-même assujettie à un mari et, étrangère dans
une autre famille, elle ne peut se permettre d’accueillir et d’installer
d’autres étrangers (Saaga et sa
« femme » en l’occurrence) sur un espace où elle n’a nul droit.
L’invention de ce personnage, plus qu’une pirouette destinée à faire avancer l’histoire
est, à mon sens, le grain de folie et de liberté du créateur. C’est le pas de
côté effectué pour dire que les choses peuvent se faire autrement.
Au vu de ces indices, affirmer que Tilaï
est un film fait pour satisfaire une curiosité exotique est donc une erreur. Ce
n’est pas non plus un spécimen du « cinéma calebasse » misérabiliste
qui ressasse les questions éternelles d’un peuple qui « n’est pas
complètement rentré dans l’histoire ». Cette œuvre est la parole
individuelle d’un auteur pleinement ancré dans son peuple mais qui fait preuve
de distanciation par une vision extrêmement critique et qui utilise parfois le
détour de l’humour.
Ainsi, vingt ans après, les choix
esthétiques des films qu’Idrissa Ouédraogo a réalisés dans les années 80 et 90
restent d’actualité parce que cet auteur a osé poser un regard interrogateur
sur son peuple. C’est par là qu’il atteint une dimension mondiale. Il faut alors,
au-delà des gesticulations et des incantations négatives sur le «cinéma
calebasse », opérer une lecture apaisée
de notre cinématographie. Le mépris qui
sourd de cette appellation (la fragilité de la calebasse s’opposant à la
permanence de la cathédrale par exemple) vient d’ailleurs – et forcément !
– d’un européocentriste assumé.
Cette
vision empreinte de respect d’un Idrissa Ouédraogo, Gaston Kaboré ou
Nissi Joanny Traoré (pour ne citer que quelques-uns) est aujourd’hui mise au rebut. Certaines
œuvres burkinabè récentes, si elles sont populaires, sont à mille lieues de la
profondeur de films comme Wend Kuuni de Gaston Kaboré
ou Paweogo de Kollo Sanou.
Les réalisateurs de la nouvelle
génération du cinéma burkinabè donne dans le commercial. Certains font même la
course à la quantité, garantie par la vidéo et sponsorisés par des institutions
et des mécènes dont ils sont les relais publicitaires. Leurs discours ainsi
édulcorés ne reflètent que leur refus de revendiquer une parole authentique. S’ils
veulent prétendre au titre d’auteur, ces
réalisateurs doivent prendre en compte certaines vérités de base : raconter
une histoire n’est pas juste une question de décors « cleans » filmés
avec des éclairages proches du spot publicitaire ; de montages linéaires
ou recourant juste à des gadgets super modernes ou à des exhibitions de personnages falots qui se désignaient à
l’époque coloniale comme étant des « évolués » et que le français
populaire ivoirien actuel dit qu’íls sont « devant » ou
« chocos ». Ils doivent aller au-delà de la volubilité et des gargarismes
tenant lieu de dialogues dans leurs
films, du refus de construire des scénarios avec des personnages à la psychologie complexe et de
diriger leurs acteurs dans l’optique d’une pensée métaphorique, de l’addiction
aux images sans profondeur et aux clichés dont ils abreuvent le public. Bref,
tout ce fatras de facilités des films alimentaires qui n’amène pas les
Burkinabè à s’interroger, mais qui sont destinés à abrutir une nouvelle classe moyenne au snobisme avéré. La pensée conservatrice
que le talent – aussi – s’achète, est la matrice de ces navets qui sonnent
le glas du cinéma burkinabè.
Mais, si mon aîné est resté cinéphile, je suis sûr qu’il est revenu sur
sa position et qu’il s’est depuis rendu compte, avant la fin des rires gras que
provoque cette misère du cinéma, que nous ne faisons plus de films de la trempe
de Tilaï.
Sid-Lamine
SALOUKA
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Veuillez laisser vos commentaires sur cet article