vendredi 30 août 2013

Tilaï ou l’Œdipe moaga : le parler vrai d’un auteur qui s’assume.




Alors que le nouveau cinéma burkinabè se complait dans la facilité des séries et des comédies familiales à deux sous, une relecture des œuvres qui firent sa renommée (et que l’on classe hâtivement dans la catégorie « honnie » du cinéma calebasse) s’impose. Ainsi, plus de vingt ans après son succès mondial, le film Tilaï d’Idrissa Ouédraogo reste actuel par son approche esthétique et par la profondeur de son thème qui interpelle la conscience des Burkinabè.
 En 1991,  le Burkina Faso triomphait sur les écrans du  monde entier avec le film Tilaï d’Idrissa Ouédraogo. Après le  Grand Prix à Cannes en 1990, ce film venait de donner au pays hôte du Fespaco son  premier Étalon de Yenenga. Il glanait aussi une flopée de prix, récoltés dans divers festivals du monde et il était doublé  dans une dizaine de langues. De tout cela, chaque Burkinabè pouvait légitimement tirer fierté. Cependant, au milieu de cette gloire à laquelle ce pays n’est pas toujours accoutumé, un compatriote, qui venait d’achever ses études à l’étranger, émit cet avis troublant de rigorisme : «  Pour moi, les films d’Idrissa sont le type même du cinéma calebasse : ses décors ne montrent que des  sols pierreux et des cases mal foutues ; ses personnages sont physiquement dégradés et n’ont pas de prise sur leur destin ; et ses scénarios, qui racontent  toujours des histoires d’enfants, sont insipides et d’un autre temps. Bref, Idrissa ne fait que dire aux gens que le Burkina est vraiment un pays pauvre et les Burkinabè des misérables. Et ça, c’est ce que les Occidentaux aiment. »
À l’époque, le  privilège accordé à l’âge dans notre société  et l’auréole de l’Ulysse qui revenait chez lui après un long voyage m’avaient cloué le bec. Mais la frustration ne m’est pas passée et, vingt ans après, un esprit de l’escalier, aussi irrépressible que le hoquet de Léon Gontran Damas, me taraude et m’amène à répondre à cet aîné. Pour moi Tilaï est une grande œuvre, non uniquement parce qu’elle est reconnue dans le monde entier  par des professionnels du cinéma, mais surtout parce qu’il s’agit d’un film qui saisit « l’âme »  moaga et qui  questionne une communauté  traditionnelle sur ses bases, avec des résonances qui atteignent la société burkinabè dite moderne.
 Le premier reproche fait aux films d’Idrissa Ouédraogo des années 1980 – 1990  est qu’ils se déroulent dans des univers « misérabilistes », d’être un cinéma de la misère. Pour Tilaï en particulier, le décor  est la province du Yatenga au nord du Burkina Faso, précisément le village de Koumbri situé à quarante kilomètres de Ouahigouya. Ce  paysage peu généreux du sahel n’est pas loin de réduire les hommes : une steppe nue (ce pléonasme est de mise), jonchée de pierres où affleurent par endroits des touffes  d’herbe sèche. Les habitats sont des cases sans panache, reflet de la vie réelle de millions d’hommes en lutte avec la nature ingrate. C’est ce terroir suant la pénibilité qui a fait honte à mon compatriote pour qui la qualité de la photographie qui privilégie profondeur du cadrage et la beauté rustique des villages ne  relèvent que d’une esthétisation, d’une monstration  vouée à la joie superficielle des regards extérieurs compatissants, voire condescendants. Mon aîné n’a eu aucune concession pour cette « savane aux horizons purs » (Senghor) dont le travelling géant qui suit la course de Rasmané Ouédraogo est l’emblème.
 Pour moi, au contraire, il s’agit d’une façon poétique de filmer le sahel  et d’un hommage à une terre aimée et à un espace humanisé, celui d’un peuple d’où le réalisateur est issu. Idrissa Ouédraogo montre son peuple sans fard mais sans exhibitionnisme malsain ni sensiblerie pleurnicharde. Il fait du décor la première porte  d’entrée  dans la société moaga du Yatenga, avec un respect filial.
 Le deuxième reproche fait à Idrissa Ouédraogo est de s’inspirer de la vie de personnages ordinaires, qui ne sont pas des héros véritables en ce sens qu’ils subissent les événements plutôt qu’ils ne les conduisent. Ainsi, dans Yam Daabo, il est question d’une famille de paysans qui fuit la sècheresse et la famine ; dans Yaaba, une vieille femme sans ressources est mise à l’index de la communauté et taxée de sorcière ; dans Tilaï, un quadragénaire est réduit au célibat par la volonté d’un père qui entend jouir de toutes les nourritures terrestres en vertu de l’âge. Bref, il faut reconnaître qu’il s’agit rarement de personnages positifs, susceptibles de porter des solutions dans une Afrique en proie aux contraintes du sous-développement. Très souvent, les hardes qui constituent les costumes des personnages, voire leur nudité (l’héroïne de Yaaba est torse nu), ne sont pas loin de les renvoyer à des âges préhistoriques. Choses qui, une fois de plus, ont suscité le déshonneur chez mon aîné, cet Africain si moderne...
 Dans la réalité, on ne peut pas appréhender les personnages  d’Idrissa Ouédraogo si on ne les situe pas dans l’histoire, tant ceux-ci sont en phase avec leur époque. Mieux, ils transcendent les lieux et les époques par leur vérité et constituent des marques d’une Afrique aux facettes multiples. Au milieu des années 1970, Joseph Ki-Zerbo disait qu’effectuer  un voyage de cinquante kilomètres hors de Ouagadougou, revenait à faire  un retour en arrière d’autant d’années. Depuis, le fossé ne semble pas s’être réduit…
    Aussi ces personnages, a priori cassés, sont-ils en réalité des témoins reconnus par les premiers destinataires des films d’Idrissa Ouédraogo. Cela, dans leur réalité d’une part et d’autre part à travers  les expériences humaines vécues, qu’il s’agisse de changements climatiques défavorables ou d’exclusion des plus faibles dans un univers ou la lutte pour la survie est atroce.
         Tilaï a été comparé à une tragédie grecque, acquérant de ce fait une portée universelle. Mais on oublie très souvent que c’est son ancrage dans le terroir moaga qui est le fondement de ce retentissement mondial. Rappel de l’histoire: le colporteur Saaga revient chez lui après des mois d’absence. Il apprend, consterné, que Nongma qui fut sa fiancée est devenue  l’épouse de son père, c’est-à-dire sa « mère » dans la conception  moaga. Face à ce qu’il considère comme une trahison, Saaga répond par « l’inceste » en entretenant des relations coupables avec Nongma. Le secret est vite éventé et Saaga est condamné à mourir de la main de son jeune frère, Kugri. Mais ce dernier réussit à duper la communauté en faisant croire à la mort de son aîné. Saaga s’exile chez sa tante Booré, dans une autre contrée où il est bientôt rejoint par Nongma. Les deux amoureux peuvent alors vivre leur amour au grand jour, jusqu’à l’annonce du décès  de la mère de Saaga. Décidé de rendre un ultime hommage à celle qui lui a donné le jour, Saaga provoque la triangulaire  et fatale rencontre du père et des deux frères.

Qu’on ne s’y trompe pas. Les questions d’honneur  archétypales et les rigueurs d’un destin imposé auxquels on réduit souvent ce film sont avant tout des questions proprement moose. Idrissa Ouédraogo met en cause le patriarcat moaga qui donne au père droit de vie et de mort sur ses enfants : le fils (Saaga) est banni (ce qui constitue une mort sociale) avant d’être exécuté (mort physique) ; la femme (Nongma, « aime-moi » en mooré), elle, n’est qu’un bien qui passe d’une famille d’hommes à une autre famille d’hommes. Elle est en priorité réservée aux vieillards qui la cèdent aux jeunes volontairement, mais en général ceux-ci en héritent après la mort de leur père. C’est ainsi que Kugri fait remarquer à Saaga que le père est dans son droit d’épouser  Nongma et conseille à son aîné aux cheveux grisonnants d’attendre la mort du patriarche.
De ce fait, il est clair que  l’individualité, qui peut conduire à opérer  des choix de vie personnels  est perçue comme un danger pour la communauté. Celle-ci est régie par une gérontocratie qui est le fondement même du pouvoir politique, car  le naaba (le chef traditionnel moaga) est aussi perçu comme étant le père.  En maintenant dans l’infantilisme des hommes mûrs, les vieillards perpétuent une dictature du silence incarnée par le visage en lame de couteau d’un père à la parole brève.
Dans ce contexte, la révolte de Saaga est un acte éminemment politique. En ravissant la femme du père, le héros ébranle le fondement de la société. Il doit donc mourir et  sa mort contribue  à ramener la paix et l’ordre ancestral au sein de la tribu. Ce Créon joue son rôle de prince, légitimé par une tradition qui n’offre pas de place aux Antigones. Le mot « Tilaï », qui donne le titre du film, rend d’ailleurs parfaitement compte d’une réalité quasiment intraduisible en français. A la rigueur, on peut la rapprocher à la nécessité  des philosophes : ce qui ne peut pas être autrement. Tilaï est en ce sens l’Œdipe-roi des Moose.

Jusqu’à ce jour, Idrissa Ouédraogo a consacré un seul long métrage de fiction à la problématique  du pouvoir. Il s’agit de La Colère des dieux où la confiscation du savoir-pouvoir et de la femme par les anciens est clairement posée. Il est symptomatique que ce soit vers le Moogo précolonial qu’il se soit tourné. Le sphinx éludé au long de tant de films apparaît enfin clairement dans  ce dernier  long métrage. La métaphore est claire : cette conception du pouvoir contamine la vie moderne et se loge au cœur même du pouvoir républicain.
Dans la galerie des sans-pouvoirs, la problématique de la femme tient une place de choix. En y touchant par de petits bouts teintés d’humour, Idrissa Ouédraogo fait de la composante féminine, non plus un simple objet de désir et de convoitise, mais l’actrice révolutionnaire d’une communauté gagnée par l’immobilisme. Quand  Nongma refuse le mariage forcé, aidée de sa sœur et de la mère de son amant (sa « coépouse »), elle subvertit et ridiculise un pouvoir inique, jusque dans ses fondements. Pour la réussite de cette quête, le scénario crée un type de personnage qui ne peut pas exister dans la société moaga : la tante Booré. Pour un Moaga, si elle est pugdba (la puînée du père), elle est forcément aux côtés du pouvoir patriarcal qu’elle ne saurait trahir en aucun cas : aider Saaga serait être complice de l’enlèvement de sa belle-sœur. Si elle est mabila (dans le sens de la sœur de la mère), elle est elle-même assujettie à un mari et, étrangère dans une autre famille, elle ne peut se permettre d’accueillir et d’installer d’autres  étrangers (Saaga et sa « femme » en l’occurrence) sur un espace où elle n’a nul droit. L’invention de ce personnage, plus qu’une pirouette destinée à faire avancer l’histoire est, à mon sens, le grain de folie et de liberté du créateur. C’est le pas de côté effectué pour dire que les choses peuvent se faire autrement.
Au vu de ces indices, affirmer que Tilaï est un film fait pour satisfaire une curiosité exotique est donc une erreur. Ce n’est pas non plus un spécimen du « cinéma calebasse » misérabiliste qui ressasse les questions éternelles d’un peuple  qui « n’est pas complètement rentré dans l’histoire ». Cette œuvre est la parole individuelle d’un auteur pleinement ancré dans son peuple mais qui fait preuve de distanciation par une vision extrêmement critique et qui utilise parfois le détour de l’humour.
Ainsi, vingt ans après, les choix esthétiques des films qu’Idrissa Ouédraogo a réalisés dans les années 80 et 90 restent d’actualité parce que cet auteur a osé poser un regard interrogateur sur son peuple. C’est par là qu’il atteint une dimension mondiale. Il faut alors, au-delà des gesticulations et des incantations négatives sur le «cinéma calebasse », opérer  une lecture apaisée de notre cinématographie. Le mépris qui  sourd de cette appellation (la fragilité de la calebasse s’opposant à la permanence de la cathédrale par exemple) vient d’ailleurs – et forcément ! – d’un européocentriste assumé.
Cette  vision empreinte de respect d’un Idrissa Ouédraogo, Gaston Kaboré ou Nissi Joanny Traoré (pour ne citer que quelques-uns)  est aujourd’hui mise au rebut. Certaines œuvres burkinabè récentes, si elles sont populaires, sont à mille lieues de la profondeur de films comme Wend Kuuni de Gaston Kaboré ou  Paweogo de Kollo Sanou.
Les réalisateurs de la nouvelle génération du cinéma burkinabè donne dans le commercial. Certains font même la course à la quantité, garantie par la vidéo et sponsorisés par des institutions et des mécènes dont ils sont les relais publicitaires. Leurs discours ainsi édulcorés ne reflètent que leur refus de revendiquer une parole authentique. S’ils veulent prétendre au titre d’auteur, ces  réalisateurs doivent prendre en compte certaines vérités de base : raconter une histoire n’est pas juste une question de décors « cleans » filmés avec des éclairages proches du spot publicitaire ; de montages linéaires ou recourant juste à des gadgets super modernes ou à des exhibitions de  personnages falots qui se désignaient à l’époque coloniale comme étant des « évolués » et que le français populaire ivoirien actuel dit qu’íls sont « devant » ou « chocos ». Ils doivent aller au-delà de la volubilité et des gargarismes  tenant lieu de dialogues dans leurs films, du refus de construire des scénarios avec des  personnages à la psychologie complexe et de diriger leurs acteurs dans l’optique d’une pensée métaphorique, de l’addiction aux images sans profondeur et aux clichés dont ils abreuvent le public. Bref, tout ce fatras de facilités des films alimentaires qui n’amène pas les Burkinabè à s’interroger, mais qui sont destinés à abrutir une nouvelle  classe moyenne  au snobisme avéré. La pensée conservatrice que le talent –  aussi –  s’achète, est la matrice de ces navets qui sonnent le glas du cinéma burkinabè.
  Mais, si mon aîné est resté cinéphile, je suis sûr qu’il est revenu sur sa position et qu’il s’est depuis rendu compte, avant la fin des rires gras que provoque cette misère du cinéma, que nous ne faisons plus de films de la trempe de Tilaï.

Sid-Lamine SALOUKA

vendredi 16 août 2013

Le Président de jean-Pierre Bekolo : la critique selon Saint-Jean…Bekolo


   
Cet écrit n’est  pas un vade-mecum de  principes critique du réalisateur camerounais, simplement la sortie pleine d’acrimonie du réalisateur sur la critique africaine nous permet de questionner la place et le rôle du critique des cinémas d’Afrique.
Au prétexte que son dernier film a été censuré au Cameroun et que la critique serait resté de marbre, le réalisateur camerounais a rompu des lances avec les critiques de son pays et sur ceux d’Afrique en les accusant de mettre leur plumes au service de leur ventre. On s’attendait à une réponse conséquente de critiques camerounais ou de la Fédération africaine des critiques de  cinéma (FACC) mais on a eu droit à…un assourdissant silence. Que ce mutisme traduise leur refus d’entrer dans une polémique qu’ils jugent vaine ou  leur frilosité (ce qui est plus probable) à entrer dans l’arène du débat sur leur pratique, il est, dans tous les cas, révélateur de l’apathie de la critique. Peut-il d’ailleurs en être autrement sachant que la critique se nourrit de films or  le cinéma africain est exsangue. L’existence de ce cinéma relève plus de la foi que de la réalité car il est le seul cinéma au monde qui n’est pas adossé à une industrie cinématographique, dont les salles ferment les unes après les autres, et qui demeure tributaire des aides de la coopération. Comment, dans de telles conditions, il peut s’élaborer un discours  sur un tel objet  problématique et fantomatique ? Si la critique est l’ombre du cinéma, il faut du reste que ce cinéma ne soit pas une ombre ! Cette ruade du réalisateur camerounais a l’intérêt de poser des questions fondamentales sur ce que devrait être la critique de cinéma dans le contexte africain.
La critique de cinéma africain n’est pas une mais  plurielle et la classification de Thibaudet pour la critique littéraire au 19 siècle vaut pour la critique de cinéma actuelle. Thibaudet énumérait trois catégories : la critique des universitaires, la critique parlée que nous considérons aujourd’hui comme la critique de la presse (journaux et blogs) et la critique des auteurs. Au niveau de la critique africaine, on retrouve ces trois catégories mais celle qui reçoit une volée de bois vert de la part de Bekolo est certainement la critique de presse parce que c’est elle qui traite de l’actualité cinématographique, elle qui peut être prescriptive et promotionnelle. De cette critique de journalistes, le réalisateur  attendait certainement de l’accompagnement dans la promotion du film. Il faut dire, à sa décharge, que la critique africaine a habitué une certaine catégorie de cinéastes africains  à une critique d’admiration et de louange qui flatte leur égo. C’est fort de ne pas entendre un chorus de youyous sur son dernier film qu’il fulmine contre les critiques. Un critique, fut-ce un journaliste au ventre vide, n’est pas un attaché de presse et la critique n’est pas le boniment d’un VRP de films. Ce qui nous amène à la question de savoir ce que peut être la critique africaine.
La Facc est un regroupement hétéroclite de fonctionnaires de ministère de la culture, d’étudiants, de Français amoureux du cinéma africain, de journalistes culturels, d’universitaires, des hommes de cinéma. Cette pluralité aurait pu faire la richesse de la critique si les échanges intellectuels étaient vivants, si les débats sur les théories et les approches du cinéma avaient lieu et si l’exercice critique n’était pour la plupart des membres qu’une pratique épisodique liée aux festivals dont ils sont les invités. Il arrive pourtant que les critiques se réveillent de leur hibernation et on assiste alors à une inflation d’écrits sur la toile. Malheureusement, cette surproduction est toujours subséquente à la perte par la corporation ou par le monde du 7ème  art d’un de ses membres. Ce qui est louable mais il aurait fallu aussi que la naissance d’un film dégelât tout autant les poignets des critiques et les remît à l’écritoire mais, hélas une sortie de film ne fait pas toujours phosphorer ces critiques. Si ce tarissement de la réflexion ou cette défaite de la pensée est regrettable, elle n’est pas spécifique aux critiques de cinéma ; elle ressortit à un contexte plus général des élites africaines qui préfèrent de plus en plus consommer du prêt-à-penser que d’en produire. L’ambition des pionniers tels Paulin Soumanou Vieyra de fonder une critique véritablement africaine semble s’être perdue en chemin faute de continuateurs…
Si le gain est maigre, il y a tout de même des circonstances atténuantes. Le contexte est difficile et ne permet pas à un discours critique (libre dans son essence) de se déployer  dans des pays où la liberté d’expression est inscrite dans les constitutions mais proscrite dans les actes.  « La liberté d’expression est reconnue mais gare à qui s’en sert » menaçait un chef d’Etat.  A la question « d’où elle parle ? » la critique africaine, hormis celle de la diaspora, répond qu’elle  se tient sur un terrain glissant. Aussi une critique flatteuse (donc paresseuse) pourrait participer d’une stratégie de (sur)vie auprès des institutions politiques, des festivals et des cinéastes mais à trop y sacrifier, le critique africain risque d’y laisser son âme.
Cette critique africaine, bien que vieille d’un demi-siècle, est toujours en construction, cherche à se consolider, à exister. Il est par conséquent nécessaire qu’elle s’affirme en osant un discours de vérité sur les films car ce n’est ni en flattant l’égo des réalisateurs, ni en criant au chef-d’œuvre à chaque sortie de film qu’elle aidera le cinéma à grandir ou qu’elle gagnera en légitimité auprès de son lectorat. Bien au contraire. Toute critique qui n’écrit pas ses goûts et ses dégoûts, ses admirations et ses détestations est claudicante, hémiplégique, lobotomisée.
Dans ce tableau qui peut paraître sombre du premier regard, il y a cependant des lueurs comme une poignée d’étoiles semées  dans ce ciel d’encre. Il n’y a, dès lors, pas lieu de désespérer de la critique africaine. La femme est l’avenir de l’homme disait le poète, elle l’est assurément dans la critique africaine où se lève une armée d’amazones, Narjes Torchani de Tunisie, Djia Mambu du RD.Congo, Stéphanie Dogmo et Pélagie  Ng'onana du Cameroun, la locomotive Burkinabè Claire Diao. A travers leurs blogs et leurs écrits, elles s’imposent comme les meilleures plumes de la critique des cinémas d’Afrique. Que font donc les hommes de la FACC ? Mystère et boule de gomme…
Saïdou Alcény BARRY

mercredi 17 juillet 2013

Le Président de Jean-Pierre Bekolo. Que peut le cinéma ?




Jean-Pierre Bekolo a été l’invité d’honneur du Festival Ciné Droit-Libre 2013 de Ouagadougou et son dernier métrage film « Le Président » a ouvert les projections. Ce film évoque la fin du long règne de Paul Biya. Quand le cinéma met les pieds dans le plat de l’actualité politique, que peut-il en advenir ? Le cinéma a-t-il  le pouvoir de changer la société ?
 « Le Président » est né, selon J-P. Bekolo, du constat que le cinéma africain a renoncé à sa vocation politique et à sa capacité prophétique. Il ne se console pas  que le cinéma africain n’ait pas pressenti la montée des contestations populaires de ces dernières années  ni annoncé les printemps arabes. Sans rentrer dans un débat historique, on veut bien savoir quand le cinéma a perdu sa vocation politique. « Les Saignantes » n’est-il pas un film politique ? Toute la filmographie de Ousmane Sembène n’est-elle pas politique ? « Finyé » de Soulemane Cissé n’annonce-t-il pas une décennie avant le massacre des jeunes Maliens en 1991 par la garde prétorienne de Moussa Traoré ? Quid de « Silmandé » de Pierre Yaméogo ? « Africa Paradis » n’est-il pas une nouvelle  Utopia? Le cinéma peut-il être autre que politique ? Du moment où un homme se pique de montrer le réel, il ne peut que le faire d’un certain lieu et il contamine ce réel d’idéologie. Filmer, c’est choisir des êtres et des choses à mettre dans un cadre, c’est une autre façon d’introduire un bulletin dans une urne. On peut discuter du degré d’engagement politique d’un film  qui varie d’un réalisateur à un autre car tout film danse sur le fil rouge de la politique tendu entre deux poteaux que sont le tract et le poème. Tout film cause par conséquent de politique mais la hauteur et la qualité de la voix hésitent entre le bégaiement de l’indécis, le murmure du précautionneux, la vocifération du militant et le chant du poète.
 On peut néanmoins reconnaître qu’il défriche un champ, le terrain brûlant de l’actualité. Ce film s’inscrit dans le « hic et nunc » et  fictionnalise la réalité politique camerounaise sans trop l’altérer. C’est un processus de création qui  arrête la transmutation à mi-chemin. Comme une statue qui prendrait forme tout en restant prisonnière de la pierre. Ici  le crépuscule d’une idole de fiction (Le président) côtoie celui  de Biya à s’y confondre et des personnages de fiction frayent avec un constitutionaliste bien connu.
Aussi la seule question qui vaille est celle-ci : du tract ou du poème, duquel « Le Président » de Jean- Pierre Bekolo est-il  plus proche ?
Indéniablement ce long métrage qui tient du film expérimental, du polar politique et du biopic est une œuvre bien empaquetée. Ce film éclaté est un patchwork de fragments suturés entre eux par la musique. Il est éparpillé à l’image du pays sur lequel règne Paul Biya depuis quatre décennies. La narration  assumée par plusieurs personnages, un vieux prisonnier politique, un bonimenteur de télé-réalité Jo Wodou et une journaliste, tente de dessiner en creux le portrait du vieux président dont le chèche autour de la tête suggère la bandelette de la momie. Mais au lieu que les morceaux de puzzle s’ajustent pour restituer le vrai visage du vieil homme d’Etat, les témoignages qui tressent la fabulation à  la rumeur participent plus à élaboration d’un mythe qu’à la révélation de la vérité. D’ailleurs, le mérite du film qui se veut de dénonciation est d’échapper au manichéisme et à la caricature qui aurait voulu que l’on nous offrît un monstre. Fort heureusement le Président est humain, trop humain. Le voir attabler devant un plat de manioc comme n’importe quel tartempion ou l’entendre confesser à demi-mot son échec dans la conduite du navire Cameroun fait effectivement de lui, un simple mortel. Et installe la possibilité de sa disparition. Sa mort ou ce qui peut être perçu se teinte de  poésie. Ainsi de la pirogue  glissant sur le fleuve, le président et sa première épouse bavardant sous l’œil du rameur est un passage vers l’au-delà qui s’apparente à la traversée du Styx avec un Charon tropical dans un univers édénique. Le ciel est d’un gris azuré, la forêt sur la berge est une muraille aux mille nuances de vert et le fleuve, une nappe miroitante que le passage d’un nuage ombre par moment. De manière générale, bien que le film parle de mort, il se dégage une ambiance solaire. Les artères de Yaoundé grouillent de vie, de couleurs, de bruits et de musique. La ville est pétulante, chaude comme une étreinte. Sans mettre ce film au niveau des « Saignantes », il est plus un cri poétique qu’un slogan politique.
Deuxième question. Qu’apporte ce film au peuple camerounais ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne fera pas plaisir aux caciques du pouvoir qui y verront une insolence d’artiste. Parce que ce film est un poil à gratter, on peut dire qu’il se justifie. René Char disait que ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. Ce film trouble. Donc mérite égards. Néanmoins, son happy end avec une jeune femme du sérail qui prend les rênes du pays est par trop utopique et ne prépare pas les Camerounais à ce qui les attend. Pas besoin d’être Cassandre pour savoir que les longs règnes accouchent de grands désordres. Pour preuve la guinée, la Côte d’Ivoire, l’Egypte…Lorsque le cinéma prétend esquisser l’avenir, il doit délaisser le rose de l’ecstasy hollywoodien pour le rouge et le noir de la tragédie. A moins d’imaginer que la course du jeune homme roulant comme une flèche sur une avenue bordélique dans le dernier plan finisse en hors-champ  entre les roues d’un mastodonte. Le film n’étant pas projeté au Cameroun, donc n’étant pas vu par son public d’élection, il est un cri dans le désert. De profundis Clamavi,  disait le poète.
Ainsi si Bekolo rêvait d’une immense déflagration provoquée par son film, il doit être bien marri. Car si l’œuvre d’art est une étincelle à la recherche d’une poudrière,  sur les routes cabossées du Cameroun, l’étincelle est tombée dans une fondrière.
Question subsidiaire. Est-ce qu’enfin  la nature même du film qui se situe dans l’entre-deux de la fiction et du docu n’affaiblit-il pas la portée du film ? Nul doute que pour les Camerounais, un documentaire aurait eu plus d’impact qu’une fiction  pour leur parler de leur quotidien.
Pour conclure, il y a du réconfort à sentir qu’un artiste est solidaire de la cause du peuple à travers son art mais le seul engagement qui compte reste l’implication citoyenne de l’artiste. Aujourd’hui comme hier, c’est sur le champ de bataille ou  dans la rue et non dans le confort d’un  plateau de cinéma que se gagnent les combats politiques…Alors que peut le cinéma ? Peu de choses. Devant un peuple qu’on dépossède de son futur comme devant un enfant qui meurt, « Le Président » de Jean-Pierre Bekolo tout comme La Nausée de Sartre ne fait pas le poids…
Saïdou Alcény BARRY